vendredi 30 janvier 2009

Nana


John Currin
Rachel and Butterflies (1999)
Oil on canvas - 68 x 38 inches


""N'est-ce pas? disait Satin, c'est très bon, leur fricot."
Nana hochait la tête, satisfaite. C'était l'ancien dîner solide d'un hôtel de province: vol-au-vent à la financière, poule au riz, haricots au jus, crème à la vanille glacée de caramel. Ces dames tombaient particulièrement sur la poule au riz, éclatant dans leurs corsages, s'essuyant les lèvres d'une main lente. D'abord, Nana avait eu peur de rencontrer d'anciennes amies qui lui auraient fait des questions bêtes; mais elle se tranquillisa, elle n'apercevait aucune figure de connaissance, parmi cette foule très mélangée, où des robes déteintes, des chapeaux lamentables s'étalaient à côté de toilettes riches dans la fraternité des mêmes perversions. Un instant elle fut intéressée par un jeune homme, aux cheveux courts et bouclés, le visage insolent, tenant en haleine, pendue à ses moindres caprices, toute une table de filles, qui crevaient de graisse. Mais, comme le jeune homme riait, sa poitrine se gonfla. 
"Tiens, c'est une femme!" laissa-t-elle échapper dans un léger cri. 
Satin, qui se bourrait de poule, leva la tête en murmurant: 
"Ah! oui, je la connais... Très chic! On se l'arrache."
Nana fit une moue dégoûtée. Elle ne comprenait pas encore ça. Pourtant, elle disait, de sa voix raisonnable, que des goûts et des couleurs il ne fallait pas disputer, car on ne savait jamais ce qu'on pourrait aimer un jour. Aussi mangeait-elle sa crème d'un air de philosophie, en s'apercevant parfaitement que Satin révolutionnait les tables voisines, avec ses grands yeux bleus de vierge."
Émile Zola, Nana, Paris, Gallimard, 1977, p. 260-261

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Après Navarre, Zola. Tu me combles.

St Loup a dit…

Merci Olivier!

Aurélia Jarry a dit…

Pour ma part, il en va toujours de la même ignorance que tu combles chaque fois un peu plus ! Merci pour ces deux femmes !

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